Ce que je ressens
Lydia Davis
Translated by: Gabrielle Audet
Artwork by Amanda Jensen
Ces jours-ci, j’essaie de
me convaincre que ce que je ressens n’importe pas. Je le lis dans bon nombre
d’ouvrages : ce qu’on ressent est important, mais ce n’est pas ce qui est le
plus important. Je crois comprendre, mais pas assez pour agir en
conséquence. J’aimerais y
croire plus profondément.
Quel soulagement ce serait… Je n’aurais pas à réfléchir à mes sentiments
constamment et tenter de les contrôler et de contrôler toutes les complications
et toutes les conséquences qui en découlent. Je n’aurais pas à faire d’effort
pour me sentir mieux tout le temps. En fait, si je ne pensais pas que ce que je
ressens est si important, je ne me sentirais pas si mal et je n’aurais pas tant
de difficulté à me remonter le moral. Je n’aurais plus à me dire « Ça va
vraiment mal, tout est fini pour moi maintenant, ici, dans ce salon sombre,
tard le soir, et cette rue tout aussi sombre sous les réverbères, je suis
complètement seule, tout le monde dans la maison dort, rien à faire, aucun
réconfort, je suis toute seule ici-bas, je n’arriverai jamais à me calmer assez
pour m’endormir, je ne dormirai plus jamais, impossible de vivre jusqu’à
demain, je n’en peux plus, je ne peux plus vivre, pas même une minute de plus.
»
Si je croyais que ce que je ressens n’était pas central, ce ne le serait
pas, ce ne serait qu’une babiole parmi tant d’autres, en périphérie, et je
pourrais accorder mon attention à beaucoup d’autres choses tout aussi
importantes, et de cette façon, je trouverais un certain répit.
Il est tout de même curieux d’être à même de concevoir qu’une idée est
tout à fait juste et incontestable, mais de ne pas y croire assez pour agir en
fonction de celle ci. J’agis donc encore comme si mes sentiments étaient au
centre de tout, ce qui fait que je finis toujours toute seule à la fenêtre du
salon, tard le soir. La différence maintenant, c’est cette idée dans ma tête…
j’ai cette idée selon laquelle, bientôt, je serai convaincue que mes sentiments
ne sont pas au centre de tout. Je m’en trouve réellement réconfortée. Parce que
si vos lendemains vous inspirent désespoir, mais qu’en même temps vous vous
dites que votre désespoir n’est peut-être pas si important, soit votre
désespoir n’est plus, soit vous ressentez encore le désespoir, mais vous
commencez à comprendre que lui aussi pourrait ne plus être au centre de votre
vie, comme bien d’autres choses.
Lydia Davis is an
accomplished writer and translator. She has won many prizes for her work,
including the Man Booker International Prize. Ms. Davis currently teaches
creative writing at the University at Albany, in New York.
Gabrielle Audet is an
editor-translator for the government by day and a freelance writer by night.
She recently graduated from university with a bachelor’s degree in translation
and writing and is working towards one day publishing her writings. One of her
poems has been published in a collection of Canadian poetry.